La manoeuvre collective : quand un groupe fabrique le problème qu’il prétend résoudre

Étude syndicale de la CGT Stago sur un procédé d’isolement et de disqualification observé dans les instances représentatives du personnel.


Depuis la réorganisation de la direction des ressources humaines en 2023, le climat au sein du CSE de Diagnostica Stago s’est visiblement dégradé.
Les échanges sont devenus tendus, certains élus se trouvent systématiquement contredits, et des accusations récurrentes d’“agressivité” ou de “véhémence” apparaissent dans les procès-verbaux.

Pour la CGT Stago, il ne s’agit pas d’un simple désaccord entre personnes.
Ce qui s’installe progressivement relève d’un procédé collectif de disqualification, connu et documenté dans la recherche en psychologie du travail et en sociologie des organisations : une manœuvre collective visant à isoler un individu pour le délégitimer.


I – Un procédé connu et étudié : le harcèlement collectif comme outil de régulation du groupe

Le psychologue suédois Heinz Leymann, dès les années 1990, a mis en évidence le mobbing, ou harcèlement moral collectif : qu’il définit comme une terreur psychologique ou mobbing au travail signifiant « une communication hostile et contraire à l’éthique qui est dirigée de manière systématique par une ou plusieurs personnes principalement vers un individu » (Leymann, 1990, p. 120). Ses travaux ont identifié 45 comportements hostiles regroupés en cinq catégories visant à empêcher la personne de s’exprimer, l’isoler, la discréditer, déconsidérer son travail, ou compromettre sa santé.

“Un processus de destruction lente d’un individu par des agissements répétés, coordonnés et souvent tolérés par la hiérarchie.”
(The Mobbing Encyclopaedia, 1990-1996)

Selon Leymann (1990), le groupe identifie une “cible” jugée dérangeante — souvent celle qui résistealerte ou dénonce des dysfonctionnements.
Le conflit de fond disparaît : la personne devient le problème.
Cette logique est reprise par Marie-France Hirigoyen dans Le harcèlement moral : La violence perverse au quotidien (La Découverte et Syros, 1998), qui analyse comment la violence perverse s’exerce au sein du groupes, des familles et des entreprises. On y parle de “violence perverse organisationnelle”, où le système justifie la mise à l’écart au nom de la cohésion.

Hirigoyen montre que dans l’entreprise, ces processus pervers transforment les conflits en véritables situations de harcèlement : « L’agresseur empêche une discussion qui permettrait de trouver une solution » (Hirigoyen, 1998, p. 71), et l’exclusion de l’individu est progressivement rationalisée par l’organisation comme nécessaire au maintien de la cohésion, alors qu’elle masque l’évitement d’un conflit éthique.

“L’exclusion d’un individu est rationalisée par l’organisation comme une nécessité pour la paix interne, alors qu’elle masque souvent l’évitement d’un conflit éthique.”
(Hirigoyen, 1998)

Le chercheur américain Kipling Williams a décrit ce phénomène sous le nom d’ostracisme organisationnel (Ostracism: The Power of Silence, 2001).
Il le définit comme « le fait d’être ignoré et exclu » par les autres (Williams, 2001).
Dans son ouvrage Ostracism: The Power of Silence (Guilford Press, 2001), Williams démontre que l’ostracisme est l’un des moyens les plus puissants d’influence sociale.

Il s’agit d’une stratégie où le collectif cesse d’interagir avec la personne ciblée : on la coupe des discussions, on ignore ses interventions, on altère la trace de sa participation dans les documents internes. Williams explique que l’ostracisme menace quatre besoins humains fondamentaux : l’appartenance, l’estime de soi, le contrôle et l’existence significative.
C’est une forme de violence silencieuse, souvent plus destructrice que la confrontation directe car elle symbolise une « mort sociale ».

La psychologue Jennifer Freyd a conceptualisé en 1997 un schéma typique observé dans les organisations sous l’acronyme DARVO : Deny, Attack, Reverse Victim and Offender (Nier, Attaquer, Inverser Victime et Agresseur)

Dans son article fondateur « Violations of power, adaptive blindness, and betrayal trauma theory » (Feminism & Psychology, 7, 22-32, 1997), Freyd explique que face à une mise en cause, l’agresseur adopte trois stratégies : il nie la réalité des faits, attaque la crédibilité de la victime, et inverse les rôles en se positionnant comme la vraie victime. Ce renversement s’inscrit dans une logique de contrôle narratif : il faut créer un récit où le coupable est l’autre.

Des recherches empiriques ultérieures (Harsey, Zurbriggen & Freyd, 2017) ont montré que l’exposition au DARVO augmente le sentiment d’auto-culpabilisation chez les victimes et réduit la crédibilité perçue de ces dernières aux yeux des observateurs.

Le groupe nie la réalité du harcèlement, attaque la crédibilité de la victime, et renverse les rôles : la personne ciblée devient “celle qui pose problème”.
Ce renversement s’inscrit dans une logique de contrôle narratif : il faut créer un récit où le coupable est l’autre.

Enfin, la sociologue Elisabeth Noelle-Neumann a décrit dans son article fondateur « The Spiral of Silence : A Theory of Public Opinion » (Journal of Communication, 1974) le mécanisme de peur d’isolement qui conduit au silence :

“Celui qui perçoit son opinion comme minoritaire se tait pour éviter l’exclusion.”

Selon la théorie de la spirale du silence, les individus qui perçoivent leur opinion comme minoritaire ont tendance à se taire pour éviter l’isolement social. Ce silence, dans un CSE, équivaut à une approbation tacite de la dérive : ne rien dire, c’est laisser faire. La spirale s’enclenche lorsque ceux qui partagent l’opinion dominante s’expriment de plus en plus fort, tandis que ceux qui s’y opposent se taisent progressivement, renforçant l’impression d’un consensus qui n’existe pas nécessairement.


II – Traduction concrète du procédé dans les instances représentatives du personnel

Les instances comme le CSE ne sont pas à l’abri de ces mécanismes.
Lorsque la direction et certains élus se coalisent – consciemment ou non – autour d’une même cible, la structure représentative devient le théâtre d’une manœuvre collective.

On commence par nommer des comportements supposés “inappropriés” : véhémence, agressivité, refus de dialogue.
Ces qualificatifs, souvent subjectifs, sont repris dans les procès-verbaux sans contradictoire.
Ils créent une trace écrite de la faute imaginaire, que l’on invoque ensuite pour justifier l’isolement.
C’est la méthode décrite par Leymann (1990) dans son inventaire des 45 actes de mobbing : disqualification systématique de la personne et de son travail par les moyens administratifs.

L’élu ou salarié concerné est ensuite progressivement coupé de la parole et des relais d’information.
Les réunions se déroulent sans lui, les échanges se font par circuits parallèles, et lorsqu’il intervient, certains élus – toujours les mêmes – s’opposent systématiquement, interrompent ou dénigrent publiquement ses propos.

Les procès-verbaux consignent ces moments en le désignant nommément, renforçant son image de perturbateur.
Malgré les demandes de suppression de ces fausses mentions, les passages demeurent, validés en séance.

La direction, censée garantir la neutralité de l’instance, laisse faire, voire alimente le processus, transformant la dynamique en sanction collective déguisée.
On retrouve ici la définition de Williams (2001)d : “un effacement social orchestré pour priver la cible de toute reconnaissance symbolique.”

Pour se préserver, le groupe développe une morale inversée :
“Si cette personne est mise à l’écart, c’est qu’elle l’a cherché.”
C’est la logique du victim blaming décrite par Freyd (1997) : la victime devient l’origine du désordre.
Cette rationalisation protège la conscience collective, mais légitime la violence symbolique.


III – Application à la situation observée à Diagnostica Stago

Depuis l’arrivée d’une nouvelle direction RH en 2023, la CGT Stago constate une accélération du processus d’isolement au sein du CSE.
Les procès-verbaux ont progressivement cessé d’être des documents de travail neutres pour devenir des outils de narration.
Certains élus y sont cités nommément, accusés de “véhémence” ou d’“injures”, sans qu’aucune vérification factuelle n’ait été menée, et malgré les demandes écrites de rectification.

La disqualification de la personne remplace le débat sur les faits, permettant à l’organisation de réaffirmer son autorité.”

Ce glissement transforme l’instance représentative en instrument de contrôle social :
au lieu d’assurer la défense des salariés, le CSE devient un espace où s’exerce la domination managériale par le consensus imposé.


La CGT Stago dénonce une manœuvre collective organisée visant à disqualifier un élu et à neutraliser la contestation syndicale.
Ce procédé, reconnu par la recherche internationale, n’est pas une opinion : c’est un fait social.
Son usage au sein du CSE compromet la liberté d’expression, le pluralisme syndical et le fonctionnement démocratique de l’instance.

Les faits constatés depuis 2023 – isolement progressif, biais dans les procès-verbaux, coalitions d’élus, silence de la direction – correspondent précisément aux mécanismes décrits par Leymann (1990), Hirigoyen (1998), Freyd (1997) et Williams (2001).
Cette situation doit alerter l’ensemble des salariés : la division du collectif n’est jamais un hasard, elle est souvent un outil de pouvoir.


Références et sources vérifiées

1. Travaux académiques

  • Leymann, H. (1990). Mobbing and Psychological Terror at Workplaces. Violence and Victims, 5(2), 119-126.
  • Leymann, H. (1996). The Content and Development of Mobbing at WorkEuropean Journal of Work and Organizational Psychology, 5(2), 165-184.
  • Hirigoyen, M.-F. (1998). Le harcèlement moral : La violence perverse au quotidien. Paris : Éditions La Découverte et Syros (réédition La Découverte, 2003).
  • Hirigoyen, M.-F. (2001). Malaise dans le travail : Harcèlement moral, démêler le vrai du faux. Paris : Éditions La Découverte et Syros.
  • Williams, K. D. (2001). Ostracism: The Power of Silence. New York : Guilford Press.
  • Williams, K. D. (2007). Ostracism. Annual Review of Psychology, 58, 425-452.
  • Williams, K. D. (2009). Ostracism: A Temporal Need-Threat Model. Advances in Experimental Social Psychology, 41, 275-314.
  • Freyd, J. J. (1997). Violations of power, adaptive blindness, and betrayal trauma theory. Feminism & Psychology, 7(1), 22-32.
  • Harsey, S. J., Zurbriggen, E. L., & Freyd, J. J. (2017). Perpetrator Responses to Victim Confrontation: DARVO and Victim Self-Blame. Journal of Aggression, Maltreatment & Trauma, 26(6), 644-663.
  • Noelle-Neumann, E. (1974). The Spiral of Silence: A Theory of Public Opinion. Journal of Communication, 24(2), 43-51.
  • Noelle-Neumann, E. (1980). Die Schweigespirale. Öffentliche Meinung – unsere soziale Haut. Munich : Piper.
  • Einarsen, S., Hoel, H., & Notelaers, G. (2009). Measuring exposure to bullying and harassment at work: Validity, factor structure and psychometric properties of the Negative Acts Questionnaire-Revised. Work & Stress, 23(3), 191-208.
  • Notelaers, G., & Einarsen, S. (2006). Measuring exposure to bullying at work: The validity and advantages of the latent class cluster approach. Work & Stress, 20(4), 289-302.

2. Sources institutionnelles françaises

Ces textes consacrent la protection des représentants du personnel élus contre toute mesure d’isolement ou de stigmatisation.

  • Ministère du Travail (2022). Fiche thématique « Le harcèlement moral », édition 2022.
  • DARES Analyses, n° 06, février 2023 – « Climat social et pratiques syndicales ».
  • Défenseur des droits (2020). Décision 2020-122 du 15 juin 2020 – discrimination syndicale et entrave.
  • Code du travail, articles L1152-1 (harcèlement moral), L2141-5 (discrimination syndicale), L2317-1 (CSE) – Légifrance, version en vigueur.

3. Études et publications connexes

  • INRS (2021). Dossier « Risques psychosociaux et harcèlement au travail ».
  • Cairn.info (2024). « Brève histoire d’un concept : du mobbing au harcèlement moral ».
  • Presses universitaires de Rennes (2018). Chapitre VI : « Les violences symboliques en milieu professionnel », in Violence et travail.